MR. & MRS WATERS
Pour le meilleur et pour le pire

« Vous êtes arrivés, Monsieur. » Théodore ne leva pas les yeux de l'écran de ordinateur et attendit que son chauffeur quitte son fauteuil pour lui ouvrir la porte. Il envoya les dernières directives à ses collaborateurs puis replia l'écran de son MacBook en sortant de la voiture. « Bonne soirée, Butler » déclara-t-il en sortant de la voiture, tandis que le chauffeur regagnait sa place pour ranger le véhicule dans le garage. « Vous de même, Monsieur. » Sans daigner accorder un regard supplémentaire autour de lui, Théodore passa les portes vitrées de l'immeuble et s'engagea dans l'ascenseur, qui le mena à son loft lorsqu'il composa le code sur la tablette prévue pour. Le trajet durait 3m10, il le savait car il lui était arrivé de compter, une fois. Trois minutes et dix secondes pendant lesquelles il ne faisait absolument rien, si ce n'était lancer des regards à son reflet, puisque les miroirs n'étaient pas ce qui manquait dans l'ascenseur de l'Elysium – il n'avait pas choisi le bâtiment pour son nom. Il jeta un coup d'œil à sa montre, qui luisait fièrement à son poignet et dont le cadran traditionnel lui renvoyait dix heures passées. La journée avait été particulièrement longue, et bien qu'elle aurait pu terminer deux heures plus tôt, Ted avait courageusement – obstinément – choisi de rester pour boucler une affaire qui l'aurait de toute manière empêché de dormir.

Ting ! Les portes de la cabine s'ouvrirent sur la luxueuse entrée du penthouse. Marbrée du sol au mur, la pièce était circulaire et décorée dans un style grec ancien que Théodore affectionnait particulièrement à l'époque où il avait rénové le dernier étage de l'Elysium. Ses chaussures cirées claquèrent prétentieusement sur le sol carrelé tandis qu'il sortait distraitement les clés de ses poches, pour les enfoncer dans la serrure. Le premier détail qui le frappa fut que l,appartement était plongé dans le noir total. En enfonçant l'interrupteur qui alluma toutes les lumières principales – de l'entrée à la cuisine en passant par le salon – l'héritier prit soin de vérifier à nouveau l'heure. Il déposa ses clés sur le comptoir de l'entrée et retira ses chaussures qu'il rangea dans l'armoire prévue pour. Il n'eut pas besoin de demander pour constater que son épouse manquait à l'appel, et au lieu de perdre du temps à se poser des questions, monta un étage supplémentaire pour rejoindre son dressing.

Après avoir choisi un ensemble plus décontracté que le costume qu'il était forcé de porter, Ted s'enferma – pas tout à fait, il ne verrouillait jamais une pièce lorsqu'il se trouvait seul à l'intérieur – dans la salle de bain et en ressortir une demi-heure plus tard vêtu d'un t-shirt on ne peut plus simple – Hugo Boss toutefois – ainsi qu'un pantalon de survêtement confortable – de la même marque – qui lui tombait sur les hanches comme cela lui allait si bien. Ses cheveux encore mouillés gouttaient légèrement sur sa nuque mais pas suffisamment pour le gêner ; il se passa donc de la case "sèche cheveux" et rejoignit directement le bar où il s'autorisa à servir un petit verre de scotch. Il buvait régulièrement, mais jamais en trop grosses quantités ; il estimait avoir passé l'âge de boire comme un trou jusqu'à ne plus se rappeler son prénom. Il l'avait fait pendant longtemps à une époque, mais désormais elle était révolue, et se la jouer « young, wild & free » relevait du ridicule, désormais.

Il s'interrogea, après quelques gorgées, sur ce que pouvait bien faire sa femme. Il s'était attendu à croiser Athénaïs lorsqu'il était rentré. Elle aurait pu être au téléphone, ou allongée sur le canapé. Si elle avait été d'humeur, peut-être aurait-elle été assise sur le bar... Théodore n'en avait aucune idée. Malgré leurs quatre – cinq ? – années de mariage, il ne connaissait pas suffisamment sa femme pour anticiper ses réactions. Ce soir elle n'était pas là, et rentrerait après lui. Ce qui était étrange dans la mesure où lui-même était rentré tard en comparaison avec ses horaires habituelles – qui dépendaient très vite de son humeur soit-dit en passant. Il rangea la bouteille après s'être servi seulement un verre et quitta la cuisine pour regagner le salon, dont la vitre qui faisait office de mur extérieur offrait une vue imprenable sur le centre de Varen qui, comme toute grande ville qui se respectait, n'éteignait pas ses lumières.

Il resta un moment devant la vue, bien qu'il n'ait jamais été du genre à admirer les paysages urbains. Thédore, depuis tout petit, n'aimait pas rester planté à ne rien faire – à une époque son psy lui avait diagnostiqué une hyperactivité chronique – et il quitta vite la vue pour rejoindre le piano à queue qui trônait dans un coin stratégique de la pièce. Il posa son verre sur la surface place de l'instrument et ouvrit le couvercle avant de s'asseoir sur le siège. Ses doigts caressèrent les touches pendant quelques secondes avant qu'il ne décide enfin de jouer. Il avait toujours détesté le piano. Ses parents lui avaient fait prendre des cours depuis aussi longtemps qu'il s'en souvienne, et depuis on n'avait cessé de le faire jouer. À force, c'était devenu comme le vélo : il ne pouvait pas oublier. Alors il s'était fait livrer ce mangifique piano ivoire, et ne jouait que lorsqu'il était seul. Athénaïs elle-même ne l'avait jamais entendu jouer pour de vrai, pourtant il était doué – 20 ans de pratique finissent toujours par payer d'une façon ou d'une autre.

La mélodie était mélancolique, comme tout ce qu'il savait jouer. Il n'aimait pas les morceaux gais, depuis tout petit ils l'avaient toujours agacés. Ils n'étaient pas simples à jouer, et il en haïssait les consonnances. En l'espace de quelques secondes, Théodore se déconnecta du monde, et les notes écrites par Chopin défilèrent sans atteindre les oreilles d'aucun public. Ted avait toujours joué pour lui, et ça n'était pas maintenant qu'il changerait. Clac ! Le bruit de la lourde porte qui se referme se fit entendre, et il laissa ses doigts retomber sur les derniers accord du morceau. Lentement, il décolla ses doigts du clavier, tandis que le son des talons d'Athénaïs contre le carrelage se rapprochait. « Madame Waters. » la salua-t-il, aussi froidement que toujours depuis des années. Il ne daigna pas se retourner, et garda les yeux fixés sur son piano tandis qu'il en refermait délicatement le couvercle.

MR. & MRS WATERS
Pour le meilleur et pour le pire

Athénaïs était froide. Plus encore que lui ne l'était avec elle, sauf qu'elle le faisait à sa manière. Elle passait ses bras autour de son cou, posait ses lèvres sur les siennes et les arrachait aussitôt, ne lui laissant même pas le temps de se rappeler de cette époque où c'était lui qui les lui demandait. L'envie de passer ses propres bras autour de sa taille comme il avait pu le faire de si nombreuses fois pendant cette époque lointaine ne lui vint même pas, comme si ce temps était révolu. Elle enchaîna avec une question, et il leva les yeux vers elle, tandis qu'elle attendait une réponse qui ne viendrait jamais. Il y avait une lueur de contrariété dans les yeux bleus de Madame, mais elle ne suffit pas à attendrir son mari. Il la regardait, le visage de marbre et le regard inexpressif, las et fatigué de l'écouter poser des questions futiles. « Elle a été fatiguante. » Sans développer d'avantage, il se leva lentement et se détacha froidement de l'étreinte de sa femme, attrapant son verre au passage. Il se dirigea vers la cuisine, ouverte sur le salon, puis posa l'objet sur le bar tout en se baissant pour sortir à nouveau la bouteille de bourbon qu'il avait entamée.

Il ne lui retourna pas la question. Il n'en voyait pas la nécessité, Athénaïs ne devait plus faire grand chose de ses journées ; c'était triste à dire mais il se considérait comme réaliste plus que méprisant. « Est-ce que tu as dîné ? » Il leva les yeux vers elle après s'être servi à peine plus qu'un fond de verre. Il tenait à rester raisonnable sur l'alcool, bien que l'expérience lui avait appris que son seuil de tolérance était bien plus élevé qu'il ne l'estimait. Ted ne pouvait plus se permettre de tester ses limites comme il le faisait lorsqu'il était plus jeune. Lorsqu'il était moins nécessairement responsable. Il referma la bouteille et la rangea, puis porta le verre à ses lèvres en attendant une réponse de sa femme. Il jeta un bref coup d'œil vers le réfrigérateur, dans lequel reposait sans doute les plats préparés par leur cuisinière avant qu'elle ne parte, bien avant que Mr. et Mme. Waters ne soient rentrés.

Il posa son verre et avec un calme presque irritable ouvrit la porte du frigo et en sortit un plat qui ressemblait à des lasagnes qu'il mit dans le four sans attendre de réponse de la part de son épouse. Il tourna les boutons et passa une main dans ses cheveux, dans un vieux réflexe qu'il gardait depuis qu'il était adolescent. Théodore leva les yeux vers elle et l'observa en silence. « Tu devrais te changer. » Athénaïs était étrangement apprêtée, mais elle avait toujours mis un point d'honneur à être la plus belle en toute circonstance, alors il ne formula pas la question à haute voix.