Il avait lu dans un bouquin humain, tu es né poussière, tu redeviendras poussière.

C'était un si gros livre qu'il n'avait pas eu le courage de le lire en entier. Il l'ouvrait à une page, en tirait quelques mots, les mâchait dans son cerveau, essayait d'en saisir les nuances. Comme rien ne faisait sens, il abandonnait, ouvrait une autre page. À nouveau, rien ne fonctionnait.

Les humains étaient des illuminés cabalistiques qui pensaient que les premiers hommes mangeaient des pommes dans un jardin et qu'une force immanente levait des mers de sang pour engloutir leurs cités.

Il tenait l'ouvrage de sa main gauche couverte d'ombres rouges - l'autre était plongée dans un abîme de puanteur où frissonnaient les derniers contours de ce qui avait peut-être été quelqu'un de bien.

Le déluge organique pendait à ses doigts gourds, et ses pensées noyées derrière l'instinct premier, pas tout à fait conscientes, revenaient doucement, comme un ciel de plomb après le brouillard. Il tremblait.

Il ne tenait pas debout. Il était assis à la droite de la charogne, la charpie iridescente, éclairée d'un atroce filet de crépuscule qui faisait remonter sous sa chaleur des vapeurs nauséabondes.

Dans cet enfer à ciel ouvert, les pires moissons se suivaient et se ressemblaient dans l'horreur. Un grand bruit mécanique éclatait dans le noir et renaissait inlassablement de ses propres échos. De ces amas putrides s'exhalait sans s'interrompre le goût du fer, du faisandé, du laissé pour compte ; la bouche immense de cette poubelle avalait et recrachait ses ordures stellaires, et quand Sly les regardait, il se disait que rien au monde ne pouvait plus lui ressembler.

Il lâcha les viscères luisantes et elles retombèrent comme de gros vers au fond de leur carcasse. Il n'y avait pas de délivrance, juste la légère impression d'une rémission dans le fond de son estomac.

Incessamment, cette sensation devint de la peur, de la hargne, une tempête - ses tempes bouillantes battaient dans tout son corps il n'était plus que pulsations - il se serait déchiré le ventre si sa main, trop faible, n'avait pas perdu toute volonté de bouger encore.

L'Erog tituba dans les décombres. Il était poursuivi par sa propre silhouette découpée en noir derrière lui. Assez loin du corps vide, il s'écroula quelque part sur des rebuts inertes, arrachant d'un dernier geste le masque agrippé à sa peau. Il savait à l'odeur que tous les fluides se mêlaient. Son sang, le sang de quelqu'un d'autre, les viscosités inconnues de choses qu'il ne voulait pas connaître.

Livide, languide, étendu comme un mort là où ni le soleil tombant ni la nuit enragée ne viendraient le chercher, il se mit à respirer aussi fort qu'il le put.

Il recueillait cet air abîmé, cet air qui n'était pas de l'air mais le dernier souffle d'une agonie sans décompte, cette pourriture volatile. Il respirait cet air, ce souffle, cette pourriture, recroquevillé comme un enfant, comme celui qui désirait plus ardemment que quiconque ne jamais être venu au monde.

Il voulait juste dormir un peu, dormir sans être trouvé par le réveil.
Cette putain de ville aurait raison de lui.

SLY & RUSSEL ;

Boom.
Boom.
Boom.

Douce pulsation qui te sont chères chères si chères, battant dans la ville, musique si agréable à tes oreilles que tu aimes maîtriser, contrôler, faire chanter crescendo pour mieux taire après d'une caresse sur leur peau, quel doux maestro tu fais Russel, quand tu t'y mets ; oh que la ville est si douce dans ces lumières et cette foule qui la bercent, que tu les aimes, ces silhouettes qui y déambulent, tu les admires, dans l'ombre, un sourire sur tes lèvres carnassières, tu les aimes, tu les aimes, tu les aimes, tellement que ça te bouffe et tu finis par les croquer, cette faim te rongeant l'estomac comme un virus détraqué, c'est leur faute pour être si doux, si tendre, si sucré, frais cher chère chaire fraîche que tu convoites charmes et embrasses pour mieux dévorer à la lumière de la Lune, fourbe fourbe fourbe que tu es. La journée est terminée pour le musicien que tu es, aujourd'hui encore tes doigts sont allés jouer du piano sur ce clavier, dérobant des informations pour mieux les revendre plus tard afin de jouer toujours plus un autre morceau que tu auras composer ; oh que tu aimes pirater, tu te sens maîtres ainsi, c'est ta manière de jouer avec les autres diras-tu.

Pathétique.

Tu regardes la silhouette à tes pieds, recroquevillée comme tu l'as si souvent fait. Ton regard bleu luisant à la lumière de la nuit, perçant comme jamais, essuyant le dernier filet de sang coulant de tes lèvres d'un coup de langue. Quelle douce odeur de chaire fraîche pourtant gâchée, ah, quel dommage, dommage dommage dommage ! Il est mort ? Non, il n'a pas le droit. Amuse-le, tu le dois. Aller, ouvre les yeux. Bouge-toi. Tu t'accroupis, tirant son col pour le redresser, observant son faciès, un sourire sucré accroché à tes lèvres. Oh, qu'il est beau lui aussi. Comme tous les autres. Mais il semble bien ennuyeux. Tu le secoues comme un vulgaire jouet pour enfant.

« Eeeeh réveille-toiiiiiiiii ça serait dommage de mourir après un repas tu ne crois pas ? Oh t'as du sang dans les cheveux ahahah cette tête que ça te fait ! »

Quel sourire innocent, Russel.

Il se sentait tomber dans un gouffre sous ses paupières de plomb. Il se sentait disparaître. Il voulait juste que les limbes l'attrapent entier, os et sang, et le désintègrent instantanément pour le réduire en atomes de poussière. Il voulait toucher le fond. Il voulait juste ne plus se sentir, ne plus ressentir. Personne ne se souviendrait de lui, de toutes façons.

Quelque chose glissa sur son cou. Sa nuque forcée par une pression étrange se mit à craquer. Cette même chose l'extirpa des ténèbres où il commençait enfin à se dissoudre - une main le tirait à la surface pour le livrer de nouveau au réel, à la puanteur, loin de l'invisible. Saisi d'une peur panique, il se cristallisa d'un coup. On le secouait comme une plaque tectonique agitée par un tremblement viscéral. Une voix claironnante éclatait dans l'air jusqu'à ses tympans ; il était trop abasourdi pour l'écouter.

Sly ouvrit brusquement ses yeux remplis de cendres. Un râle sortit de ses lèvres visqueuses de sang et de bile. Dans des convulsions terribles, il outrepassa la terreur et se mit à se débattre contre cet étranger.

« Lâche-moi !! »

Voix rauque. Vocifération. Il saisit le poignet inconnu entre ses doigts, et de toute sa vigueur, entre frayeur et colère, le força à se dégager.

Revenu à lui Sly rampa dans les décombres comme un myriapode déphasé, et se remit debout avec peine. Tous les os de son corps tremblaient et aucun d'eux ne voulaient le faire tenir debout. Il ne tenait pas sur ses jambes, face au garçon debout près de lui.

« C'est quoi ton problème, t'aimes emmerder les gens qui dorment ?! Je t'interdis de me toucher. »

Il le dévisageait de son regard bichrome, glacial et sans conviction, tous les muscles tendus. Il était prêt à exploser comme la corde d'un arc et à frapper. Il n'en avait pas la force ni l'envie, seulement l'obligation intestine, nichée dans ses gènes et la mollesse de sa volonté.

SLY & RUSSEL ;

Boom.
Boom.
Boom.

Tu l'entends, il s'affole, se débat entre les os, les muscles, l'odeur de la peur te prend à la gorge et agrandit ton sourire que tu retiens, le gardant si enfantin, ne déballant pas tes crocs assassins de suite, le regard aiguisé. Il saisit ton poignet, te repousse, te faisant reculer tandis que tu te relèves sur tes deux jambes sans soucis, massant ton poignet sans vraiment avoir mal. Tu le regardes qui se traine au sol pour échapper à ton emprise et quelque chose en toi jubile à cette vision - tu as vraiment un problème, Russel. Il se relève ou du moins essaye tandis que tu admires avec ravissement les tremblements qui le parcourent, l'envie de le tourmenter te filant un frisson que tu dissimules sous tes airs de gamin. Finalement, cette poupée serait-elle divertissante ? Pathétique, certes, c'est une chose que tu ne peux nier, mais le voir courir comme une souris pour échapper à la chasse du chat que tu es te plaît - quel malsain tu fais. Sa rengaine te fait cligner des yeux avant que tu n'éclates de rire, innocemment - menteur et pourtant ça semble si authentique, si vrai, quel acteur tu es ! Tu te redresses, essuyant une larme qui manque de rouler au coin de ton œil, faisant un grand mouvement théâtrale pour montrer ton indignation.

« Quelle méchanceté ! Je trouve une pauvre petite brebis égarée et moi, en bon berger que je suis, je tente de la ramener au troupeau, pourquoi tant de méfiance et de haine Ô biquette si pure au milieu de ces déchets ? »

Tu te fous clairement de sa gueule, tirant la langue tandis que tu t'approches de lui. Il ne peut rien te faire. Il n'en a pas la force, dans son état, de toutes façons. Tu tires doucement ses joues, souriant doucement avant de balayer son pied pour le faire tomber à terre, saisissant sa gorge que tu serres d'une poigne d'acier, ton sourire doux se retrouvant presque malsain dans cette situation.

« Je peux savoir de quel droit tu me donnes des ordres ? Apprends ta place, tu veux. »

Tu le lâches, assis sur lui, tes coudes sur son torse, prenant ton visage entre tes mains.

« Parle moi de toi, un peu. C'est quoi ton nom ? Et puis pourquoi t'es ici ? T'es pas un humain pas vrai ? Tu les bouffés les mecs là-bas ? T'es un Erog ? Réponds moiiiiiiii ~ ! »

- Quelle méchanceté ! Je trouve une pauvre petite brebis égarée et moi, en bon berger que je suis, je tente de la ramener au troupeau, pourquoi tant de méfiance et de haine Ô biquette si pure au milieu de ces déchets ?

Ça n'allait pas. Ça n'allait pas du tout.
Ça hurlait, dans sa peau, et à l'intérieur aussi. Ce n'était pas bon, toutes les spirales de son ADN tournaient frénétiquement sur elles-mêmes, rugissantes comme des sirènes, faisant battre dans son cœur et jusqu'au bout de tous ses autres organes une terreur rendue sourde par ses propres mugissements.

Sly ne pouvait pas bouger intelligemment. Ses jambes lui refusaient tout mouvement logique. Sa cervelle envoyait des signaux contraires qui se télescopaient dans sa tête, des messages inutiles qui se perdaient avant d'arriver à destination. Tout son métabolisme n'était plus qu'un immense bordel de sang bouillant et de peur glaciale où s'effondrait la constance, la vaillance, le discernement. Sly était lamentable - piégé plus par lui-même et ses tourments inhérents que par le jeu ignoble de l'être qui le faisait reculer, ricanant au-dessus des déchets.

Lorsqu'il le fit tomber, Sly ne sentit même pas le sol se dérober sous lui, pas plus qu'il ne sentit la violence du choc lorsque son dos percuta les ordures.

Quelques morceaux volèrent dans un fracas qui serait passé pour du silence. Les couleurs tournaient et devenaient un camaïeu dégueulasse. Sa tête vibrait. Il n'entendait plus rien sinon le bourdonnement continu du fluide qui dévalait toutes ses artères en même temps. L'inconnu prit sa gorge entre ses mains et enfonça ses ongles.

Quelle importance. Sly étouffait de toutes façons. Rien que devant ses yeux d'un bleu insondable, ses yeux atroces qui lui transperçaient la boîte crânienne, il sentait fondre, comme frappés par des lasers, chacun de ses neurones.

- Je peux savoir de quel droit tu me donnes des ordres ? Apprends ta place, tu veux.

Le regard de l'Erog était ailleurs. Il était dans les rebuts. Il était allé se perdre dans les monticules puants qui s'entassaient sans fin ni début, dans les hauteurs crénelées de saletés immémoriales, et ne revenait plus. Son corps lui semblait n'être plus là. Son esprit non plus. Il s'était résorbé dans la décharge.

L'autre parlait, parlait - sa voix criarde éclatait comme du verre dans le vide, et ses échos ne parvenaient pas aux oreilles de Sly. Sly était comme inconscient, dans un malaise éveillé ; une mort latente.

Son âme avait quitté son corps, et il était une sorte de dépouille avec un alien assis sur son torse.

Soudain la main de Sly s'éleva. Celle avec de petits pâtés rouge incrustés dans les sillons de ses doigts. Avec des morceaux encore tièdes sous les ongles. Elle s'éleva, et habitée d'une force immanente, alla chercher le visage de celui qui le surplombait. Elle s'y accrocha.

Sly ne bougeait toujours pas. Sly ne respirait même pas, et rien n'agitait sa charogne inerte.

La deuxième se redressa ensuite. Elle semblait la voile immobile d'un navire qui se déployait sous le vent. Dans un synchronisme étrange elle suivit la trajectoire de la première, décrivit le même parcours en demi-cercle, et alla la rejoindre. Elle agrippa avec la même violence ce qui restait du visage de l'alien.

Alors avec la force d'un étau elles se mirent à presser. Ses deux mains comme des marteaux, hantées par un instinct ignoble, celui qui sommeillait au fond de son épithélium, écrasèrent la peau tendre de Russel. Il y eut un léger craquement.

Il disloquerait d'abord sa boîte crânienne et ferait sortir son contenu entre ses fissures. Quand elle ne serait plus qu'une pulpe d'os et de chairs, il l'arracherait de son cou tendon par tendon.

- Arrête,

Un gémissement très calme sortit enfin des lèvres pâles.

- Pars,

C'était une voix à demi morte qui sifflait sous sa langue et s'élevait ente ses dents comme une dernière volonté. Par un mystère innommable Sly presque évanoui avait concentré tout son pouvoir dans les deux membres qui compressaient la face de l'alien au-dessus de lui.

- Ou je te tue.

Il était incapable de répondre à ses questions, ou de dire autre chose, ou même d'essayer.

Il ignorait si ces mots avaient étés prononcés par lui, par sa conscience profonde, par quelque chose qui existait dans ses organes ou par ce qu'il avait de plus Erog dans ses viscères. Mais ils étaient suppliants, désespérés, plus déchirants que ses mouvements meurtriers. Lui-même ne savait pas ce qui se passait et n'avait aucune emprise sur ses propres gestes.

Ses mains de marbres étaient impossibles à bouger, déconnectées du reste.

SLY & RUSSEL ;

Boom.
Boom.
Boom.

Les battements s'arrêtent. Allons bon, déjà ? Non, non, il n'a pas le droit, c'est bien trop tôt, il doit t'amuser encore. Il semble parti, loin de toi, loin de tout, mais une main qui saisit violemment ton visage te dit qu'il est encore en vie, finalement. La deuxième rejoint ta peau, s'attelant à faire craquer tes os sous une pression qui n'était en aucun cas possible avec une force humaine - mais vue sa dégaine tu te doutais que ce type n'avait rien d'humain. Au pire était-il métis comme toi, mais basta. Un sourire vint étirer tes lèvres. Partir ? Mais pour aller où ? Et faudrait-il encore qu'il te lâche ! Qu'il est drôle dis donc. Dans ta tête passaient des images où, lentement, tu faisais sauter chacune de ses phalanges, une à une, en écoutant avec plaisir chaque hurlement qu'il pousserait, mais ça serait manquer de politesse envers ton nouveau jouet, Russel. C'est pourquoi tu retires ta tête - tant bien que mal, tu dois l'avouer, essuyant ta peau de la manche de ta veste en te reculant, le regardant, souriant. C'était presque cliché, avec la Lune dans ton dos, sauf que ceci n'a rien d'une scène d'amour - à part si l'on prend ses paroles pour un va je ne te hais point. Tes joues étaient griffées, saignant un peu et la sensation des restes de chair sous ses ongles t'avaient filé un frisson mélangé entre le dégoût et l'appétit - du calme, Russel, tu crèves la dalle certes mais pas au point d'aller nettoyer des ongles pour avoir des restes.

« Que c'est gentil d'avoir un soupçon d'humanité pour ne pas me tuer. Tu es vraiment quelqu'un d'intéressant. Si je le pouvais je t'enfermerais dans une cage et je t'étudierais ahah ! »

A ses pieds, tu t'es agenouillé, refusant de laisser un être passionnant tout seul, posant tes mains sur tes genoux et ta joue sur ces dernières, regardant ce pauvre petit homme au bord de l'agonie, les yeux pétillant de malice.

« Que c'est gentil d'avoir un soupçon d'humanité pour ne pas me tuer. Tu es vraiment quelqu'un d'intéressant. Si je le pouvais je t'enfermerais dans une cage et je t'étudierais ahah ! »

Tu a penché la tête, souriant avec tendresse en le fixant.

« Mais pour le moment, laisse-moi te soigner, ok ? Je promets que je ne te ferais aucun mal. »